Etude comparée de Richard Orlinski et François Pompon

Dans  : Bourgogne magazine n° 61 et le syndicat de la critique parisienne mai 2019


Madame Clotilde Alexandrovitch, historienne et critique d'art nous a aimablement autorisé à publier sur notre site une étude comparée des œuvres de Richard Orlinski et François Pompon.

Qu'elle en soit vivement remerciée.

Cet article est destiné au syndicat de la critique parisienne.

C.R.


 

ORLINSKI – POMPON, le face à face de deux sculpteurs animaliers majeurs                 

 

 En 2017, la mairie de Saulieu organisa une exposition unique sur la sculpture animalière, la confrontation entre  le grand François Pompon (1855-1933) natif de Saulieu, et le sculpteur français le plus vendu au monde, Richard Orlinski (né en 1966). En souvenir de ces moments qui ont fait rayonner le Musée François Pompon et les rues de la ville avec l’arrivée des sculptures monumentales d’Orlinski, un superbe livre d’art a vu le jour, montrant ce qui rapproche ces deux artistes , mais aussi que la sculpture animalière ne cesse de se renouveler pour toujours nous étonner, et inlassablement nous séduire.

 

L’Histoire de l’art animalier

Depuis la nuit des temps, l’art animalier fait partie de l’histoire humaine, et la sculpture animalière englobe toute l’histoire de l’art sculptural dans son expressivité mouvante, ses techniques et ses évolutions. Elle traverse les âges mêlant héritage séculaire et modernité, dans une perpétuelle quête de vérité et de beauté, dans un éternel désir de renouvellement. Dans l’Antiquité, la sculpture animalière est considérée comme un genre mineur, mais cependant suffisamment intéressante pour que Pline et Ovide mentionnent Kalamis (actif entre 470 et 450 av J.C) comme le plus talentueux sculpteur de chevaux. Demeurées célèbres elles aussi, les sculptures Le taureau Farnèse (IIème siècle av J.C, Naples, Musée archéologique national) et L’enfant cavalier, en bronze (même époque ,musée archéologique national d’Athènes )où le travail sur le cheval est remarquable. Les recherches de Polyclète (490-420 av J.C) sur l’anatomie humaine avec son traité resté célèbre, Le Canon, servent les représentations animalières. Les Etrusques ont laissé eux aussi quelques spécimens de leur talent (La Louve, Vème siècle av J.C) et ont préfiguré certaines tendances modernes, Giacometti fut influencé par leur art. Les Gaulois ont eux aussi laissé une marque de leur art, des têtes de taureaux tricornes en bronze de belle facture . A l’époque médiévale, on note une nette récession dans le travail du bronze, les animaux ornent les frontons des cathédrales et des églises et on retrouve des animaux domestiques sculptés, en particulier des chiens sur les tombeaux.

 

 La Renaissance rompt drastiquement avec les styles précédents, en particulier celui du Moyen-Age, dans un désir de renouer avec l’Antiquité, considérée comme le Paradis perdu, reprenant pour modèle ces perfections antiques, les artistes veulent rivaliser avec les plus grandes œuvres de cette remarquable époque. On quitte le corporatisme du Moyen-Age et l’anonymat de l’artiste, qui désormais accède à la reconnaissance individuelle de son œuvre. C’est donc à la Renaissance qu’on observe le grand retour du bronze animalier, déjà notable chez Donatello ( Condottière Gattamelata, 1453), mais c’est Jean de Bologne(1529-1608)qui apporte des sculptures essentiellement animalières dans ses œuvres où il modèle des chevaux et des taureaux, renouant en cela avec une tradition perdue depuis un millénaire. Cependant c’est grâce aux Français du XVIIème et XVIIIème siècles que l’art animalier connait un rayonnement inégalé ; ces grands artistes que furent les Frères Coustou, Falconnet, Girardon, Bouchardon…grâce à eux l’animal devient un centre d’intérêt puissant, on étudie sa morphologie, on s’intéresse à la faune et à la flore, les sciences naturelles passionnent, et la Manufacture de Sèvres reprend les thèmes d’Oudry dans ses pièces émaillées et dans le procédé du biscuit.

 

La reconnaissance de l’art animalier

  Le XIXème siècle marqua un tournant décisif pour l’art animalier, devenu autonome, l’animal est désormais représenté pour lui-même, symbole de force et de liberté en symbiose avec le Romantisme. Pour l’artiste, l’Homme cesse d’être le centre du monde. Les découvertes des naturalistes Buffon et Cuvier suscitent un intérêt pour les animaux, les sculpteurs vont les étudier dans les zoos. C’est Antoine-Louis Barye, qui par sa force de caractère et son immense talent parvient à imposer la sculpture animalière au Salon de 1831, et c’est alors une avancée capitale. Paris devient le centre de la création artistique avec quatre révolutions majeures : tout d’abord technique, en permettant la reproduction en série des bronzes de collection, sociologique, la bourgeoisie imposant ses goûts, thématique avec la chasse et l’exotisme, enfin marchande, les bronzes animaliers et d’édition devenant des objets commerciaux.  On assiste au développement des grandes fonderies comme Susse et Barbedienne qui ont des centaines d’ouvriers, les bronzes animaliers monumentaux sont légion et fait nouveau, le sculpteur cesse de s’impliquer personnellement dans la réalisation de chacune de ses pièces, Jaquemart et Barye ornent les places des villes. Les sujets considérés comme nobles sont les lions, les chevaux et les animaux de vénerie associés aux chiens de chasse. Au Salon de 1859, le sculpteur Frémiet fit les frais de la rigidité mentale de ses contemporains comme il le raconta plus tard : « I l y avait un art noble, la représentation de la figure humaine, et un art non noble, la représentation de l’animal. Entre les deux il y avait bien place il est vrai pour un art intermédiaire […]la lutte de l’animal contre l’homme […] mais j’eus le malheur de passer au gorille. En un temps où le bruit commençait à se répandre que l’homme et le singe étaient frères, c’était bien de l’audace et ma tentative s’aggravait de ceci que, le gorille étant le plus laid  de tous les singes, la comparaison n’était guère flatteuse pour l’homme. Par surcroit de témérité, ce gorille enlevait une femme. Soulevé dans une réprobation unanime, le Jury déclara sérieusement qu’une telle œuvre offenserait les mœurs et il l’exclut sans pitié du Salon. »

 

Pompon ( 1855-1933) Maître de la sculpture animalière

 

   Faire évoluer la sculpture animalière dans la modernité a été l’apanage de cet immense artiste que fut François Pompon. Né à Saulieu, dans cette Bourgogne qui fut  la patrie de Rude, fils de menuisier et avec une formation de tailleur de pierre, il devint le principal collaborateur de Rodin, ce géant qui révolutionna la sculpture, au milieu de cette ruche que fut son atelier réunissant plus d’une centaine d’assistants, puis au sein de son modeste atelier de la rue Campagne-Première, où Pompon modela le plâtre, son matériau de prédilection, moins onéreux que le marbre où la pierre, lui qui ne connut la réussite qu’à la fin de sa vie. Il rompit avec l’art de son temps,  ôtant le symbolisme, le réalisme du traitement (poils, plumes) ,et la mise en scène. Par sa recherche du mouvement, de la lumière jouant sur des surfaces lisses et une pureté de la ligne, il a atteint la quintessence de la forme, une perfection dans la beauté, et a restitué la vibration de la vie, son œuvre ne pouvant ni vieillir ni se démoder, elle peut ainsi être confrontée aux sculptures très contemporaines de Richard Orlinski (actif depuis 2004) qui, lui aussi renouvelle totalement la sculpture ,avec sa ligne épurée, la force et la lisibilité des œuvres, la recherche de volumes et de lumière qui se créent grâce aux multiples facettes, il  révolutionne aussi l’archaïsme du métier de sculpteur qui n’avait guère évolué depuis des siècles , faisant  entrer les technologies de pointe au service de l’art. Les deux sculpteurs partagent un même amour et respect de l’animal, Pompon disait « Les animaux sont des humains », Orlinski déclare : « Les animaux sont plus humains que les humains », pourtant c’est le hasard qui amena François Pompon dans la voie de la sculpture animalière : «Un jour, c’était en 1888, j’étais à la campagne, dépourvu de modèles, je me suis mis à reproduire des oies. Les premières minutieusement fidèles pourtant, me découragèrent. Mais un matin, j’en vis une à dix mètres de moi, si belle de ligne dans son contour lumineux, que ce fut pour moi une révélation. Je compris là qu’il fallait savoir éliminer le détail pour conserver les valeurs caractéristiques et réaliser une gamme selon leur importance. Dans mes sculptures, la valeur essentielle, c’est l’œil ».

 

  La pureté de sa ligne donne toute sa puissance à la forme, ses innovations sur le mouvement, le dépouillement de ses modèles, la simplification des formes, ont atteint une réalité supérieure, enfin reconnue au Salon d’Automne de 1922 avec son Ours Blanc .Son œuvre a annoncé l’art abstrait concrétisé par l’Oiseau de Brancusi et plus tard l’Animal de nuage de Jean Arp. Pompon ne considérait pas la taille directe supérieure à l’édition en bronze, il contrôlait toutes les pièces sorties des ateliers d’Hébrard. Influencé par le Japonisme, il exécuta des patines mouchetées avec des nuances et couleurs, qui dans les ateliers de Valsuani, évoluèrent en transparence et profondeur, avec des glacis rappelant les peintres hollandais ; ces tons obtenus par Pompon ne purent jamais être reproduits après sa mort, secret emporté par son génie créatif.

Orlinski, le Maestro contemporain

« Si Pompon vivait à notre époque, il travaillerait comme moi » dit Richard Orlinski. Le travail sur la ligne épurée, le mouvement et la simplification des formes réunissent ces deux artistes. « Je suis sculpteur, ni soudeur ni fondeur »ajoute Orlinski qui se sert de la technologie de pointe pour ses créations, avec des modélisations 3D et des robots utilisés dans les ateliers de pliage de Renault Formule 1. Entouré de près de cent cinquante techniciens hautement qualifiés dans ses ateliers, il se désigne lui-même comme un sculpteur 2.0, 3.0., avec une création « No Limit », pouvant créer une œuvre nouvelle par mois. Pompon partait d’une vision, et disait : « La Beauté à l’état pur, c’est d’abord la lumière, puis le mouvement, qui ensemble créent la forme ».Il aimait «  Les poses calmes qui s’inscrivent sur de larges plans, de grandes lignes aboutissant à une forme géométrique, que ce soit un rectangle, un cube […]. Orlinski part d’un concept : « Born Wild », « Né sauvage ». Comme il l’explique : « Le principe de l’Homme plus fort que l’animal n’existe pas pour moi […] En tant que sculpteur et spectateur, je représente chaque animal sauvage avec sa force, sa puissance, sa férocité, mais je veux aussi montrer sa sagesse, sa douceur, son intelligence, son esprit de liberté…ce sont ces dualités, ces paradoxes, qui m’intéressent. Je transforme une vision négative de la violence animale en une pulsion positive amenée par l’esthétique de l’œuvre et son accessibilité immédiate. Mes animaux sont un miroir de l’âme humaine, de ses imperfections, de notre propre animalité, une réflexion profonde sur la nature de l’Homme. C’est mon concept Born Wild ».

 

  Tandis que la sculpture contemporaine se déconstruit, avec l’abandon du sujet, des matériaux nobles, de la narration, des lieux classiques d’exposition, la sculpture animalière en tire d’autant plus de force, héritière des siècles passés, tout en se réinventant sans cesse. Quand Richard Orlinski dit qu’il corrige la nature pour son crocodile en sculptant une gueule aussi grande que le corps et que la queue, car comme il l’explique « […] dans l’inconscient collectif la gueule du crocodile est énorme […] »,  où quand il grossit la tête de sa panthère trois à quatre fois par rapport au modèle naturel,c’est Lysippe,(v395 ,v305 av J.C) grand sculpteur de l’Antiquité, qui initia cette démarche en dépassant la théorie des justes proportions de Polyclète, déclarant qu’il voulait représenter « les hommes tels qu’ils apparaissent  et non  tels qu’ils sont », diminuant ainsi les dimensions de la tête humaine dans ses sculptures.

 

 Les animaux de Pompon sont silencieux, emprunts de force tranquille, ceux d’Orlinski nous interpellent par leurs couleurs vives,  leur éclat de métal, ils rugissent toutes mâchoires acérées, prêts à bondir et à dévorer. Aux matériaux traditionnels qu’il travaille, il a rajouté des matériaux contemporains dont il expérimente toutes les possibilités, dentelle de métal, résine colorée, aluminium, matières translucides, cristal (voir ses créations pour Daum), les multiples facettes faisant jouer la lumière, comme Pompon le fit jadis avec ses surfaces lissées et polies. Tous deux sculpteurs de l’épure et de la simplification des formes, qui illustrent parfaitement cette phrase de Brancusi : « La simplicité est la complexité résolue ». Ils montrent l’essence même de l’espèce animale, Pompon devenu célèbre grâce à son ours, Orlinski grâce à son gorille Kong qui suscite l’enthousiasme partout dans le monde, on est loin du singe de Fremiet quand Orlinski en parle : « C’est un animal qui a les qualités d’un humain, mais n’en a pas les défauts. Il a notre force et peut être notre intelligence. Il est tout ce que nous voudrions être…C’est l’humain parfait d’une certaine façon. » Son œuvre Le Kong Penseur en hommage à Rodin avec une esthétique issue du Pop Art,  reflète le fil puissant, tendu entre passé et présent.

Un livre d’art qui relie les temps

  Ce livre nous fait pénétrer dans l’univers de deux grands sculpteurs, comment ne pas penser à la formule de Paul Claudel « l’œil écoute »au fil des superbes photographies de leurs œuvres. A chaque page, leurs bêtes se parlent dans un dialogue silencieux emprunt de force et de beauté, s’affrontent et se jaugent hors de notre temps qui d’un siècle les sépare. C’est pour nous l’occasion de redécouvrir l’œuvre du grand Pompon, un art qui traverse les époques, plein de noblesse, de force et de profondeur, telle une méditation, chaque sculpture nous entrainant dans son monde, mais aussi de relier Richard Orlinski à la lignée de ses illustres prédécesseurs, ce grand sculpteur contemporain dont les œuvres puissantes sont l’expression même de la vie dans ce qu’elle a de sauvage, de beau et de grand. Comme le disait Rodin : « Dans la belle sculpture, on devine toujours une puissante impulsion intérieure ».

 

 Clotilde Alexandrovitch

 

  ORLINSKI-POMPON, LE CHOC DES TITANS par Liliane Colas et Cyril Brulé. Photographies de Benjamin Chelly. Editions Albin Michel, 39 Euros